18 octobre 2012

« je ne souhaite cela à personne »

Posté par Pascaline dans la catégorie : Le sac à Calyces .

Propos au sujet d’un livre et de son auteur

 Pour moi, cela ne fait aucun doute : aimer, se sentir aimé, est à la base de la construction de tout être humain. Je n’ai d’ailleurs rien inventé.

Certains sont persuadés au contraire qu’il faut élever les enfants à la dure car la vie ne leur fera pas de cadeau. Or, c’est par un amour sans borne qu’on en fera des personnes fortes, car être aimé rend fort. Mais, s’il n’y a rien de plus facile qu’aimer, il n’y a, aussi, rien de plus difficile qu’aimer…

Je suis bien consciente que de tels propos peuvent être considérés juste comme une jolie formule pour briller. Et si l’on en creuse le sens, ils peuvent être soumis à diverses interprétations que je ne saurais cautionner…

Si j’insiste là-dessus, Saïd, c’est parce que tu as la certitude que tes parents vous aimaient, à leur façon, tes frères et toi. Tes parents : Derradj, ton père algérien, et Raymonde, ta mère française.

Mais tous deux se disputaient sans cesse, « tributaires d’une éducation et de structures familiales déficientes », incapables d' »accepter leurs différences »…

Et c’est ainsi que, pour toi, un enchaînement infernal a commencé.

Ton autobiographie se lit comme un roman très bien écrit, avec d’innombrables rebondissements, mais il n’a pas été confortable pour toi d’être le héros malmené de ce « roman ».

Malheureusement, cette ambiance infernale de conflit permanent a causé l’intervention de la DDASS. Ton frère de quatre ans et toi, trois ans, vous êtes placés, et, de plus, dans des familles d’accueil différentes.

 Cela s’est passé il y a une cinquantaine d’années, on pourrait donc penser que les choses ont changé depuis. Et c’est vrai qu’elles ont changé. J’ai moi-même travaillé avec des assistants sociaux et des familles d’accueil, j’ai fait de magnifiques rencontres, ce qui ne veut pas dire qu’aujourd’hui, toutes les familles d’accueil soient correctes. Mais il y en a d’extraordinaires ! Je me souviens d’ailleurs des propos d’une maman d’accueil : « on n’a que des devoirs et aucun droit », déplorait-elle. « On nous interdit de nous attacher aux enfants. » Comme si c’était possible !

Il est vrai que quand on s’attend à recevoir un coup de téléphone ordonnant que l’enfant soit prêt à partir dans une heure pour une séparation définitive (cela reste exceptionnel je crois, mais cela se produit), c’est dur, et cela complique singulièrement la relation que la famille d’accueil peut établir avec les enfants recueillis. Comment ne pas s’attacher à ces enfants fragilisés, du moment qu’on a un coeur ? Et, face à ces manières brutales, on se dit qu’il y a encore des progrès à faire ! Ces enfants, placés soi-disant pour leur protection, que ressentent-ils, quand on vient les prendre de cette façon brutale, sans même leur laisser le temps de se faire à cette idée ?

Pour en revenir à toi, pas besoin d’être perspicace pour comprendre combien ce placement a été néfaste. Tu soulignes le fait que rien ne vous a été expliqué, ni à ton frère ni à toi. Tu étais bien petit pour quitter ta famille. Il est évident que la grande souffrance dont tu parles, que tu n’as pas oubliée, a perturbé ton comportement.

Je ne te cherche pas des excuses, tu n’avais pas à faire ce que tu as fait plus tard : gagner de l’argent facile en cambriolant, mais je suis incapable d’imaginer un autre parcours dans les conditions où tu t’es retrouvé.

De cette longue période dans diverses familles d’accueil, tu gardes « juste le sentiment que cela se passait toujours mal. »

 Une fois écoulées cinq années pendant lesquelles tu as été la patate chaude, le ballot dont on cherche à se débarrasser, l’enfant à la « mauvaise conduite notoire » qui valsait d’une famille d’accueil à une autre, tu retrouves les tiens. Malheureusement,  l' »atmosphère conflictuelle des souvenirs de [tes] toutes premières années » n’a pas changé.

Peu de temps plus tard, un juge pour enfants vous place, ton frère et toi, dans un foyer tenu par des Pères catholiques. Et toujours aucune explication.

« Le foyer, maison que l’on qualifiait, à juste titre, de «correction», où je suis resté enfermé pendant plus de huit ans, fut, en ce qui me concerne, le lieu de mon apprentissage de la délinquance. J’y ai découvert le racisme primaire, les humiliations, les coups, la perversité, l’injustice sous toutes ses formes, les vertus de la loi du plus fort, et aussi que tout s’exige ou se prend.
Quelques années plus tard, l’atmosphère de la prison me sembla familière, quand je retrouvai, dans le regard sadique de certains matons, le plaisir que les frères me paraissaient prendre à leur cruauté vertueuse (…)
Le foyer m’aura aussi appris à supporter la douleur. »

Le racisme est présent pendant ce séjour, où tu as connu la « honte parce que [tu] appartenais à une ethnie différente. »

« Tes origines te destinent à un travail manuel », te dira le Père directeur au moment de l’entrée en sixième. Toi, tu souhaites apprendre, tu as des moyens, tu as une grande soif de connaissances qui se manifeste tout au long de ton livre. Mais les adultes qui t’entourent ne sont pas d’accord.

« J’ai eu beau plaider que la serrurerie ne m’intéressait pas, que je voulais faire des études, il me répéta que mon père était algérien. Son raisonnement m’échappait. Je lui demandai pourquoi moi, le meilleur élève de la classe, qui trouvais un tel plaisir à étudier, j’étais puni de la sorte (…). À onze ans, je ressentis cet arrêt dénué de sens comme une injustice supplémentaire, d’autant plus révoltante. »

Le chapitre suivant, sans surprise, a pour titre « la dérive », un autre un peu plus loin « l’escalade ».

 Si ton autobiographie était une fiction, je trouverais que tu en fais trop : dans le détail, les frères t’imposent une formation de serrurier que tu mettras en pratique dès le début de tes activités illégales. Plus généralement, tu subis l’acharnement aveugle d’une société qui fait tout pour te briser, accumulant empêchements, mauvais choix qui seront faits à ta place et t’entraîneront, en effet, vers des dérives, alors que tout jeune tu veux étudier, et plus tard avoir une vie rangée avec famille, maison, travail… Tu as été poussé vers la délinquance, qui t’a mené à la prison, et, de là, au banditisme.

Mon but n’est pas de raconter tout ton livre : les lecteurs que ton parcours intéresse se le procureront.

Mon idée, c’était de souligner, une deuxième fois après toi, ce côté implacable. Tu te bats sans cesse et on croirait que quelqu’un te tient la tête sous l’eau en permanence. Tu as lutté de toutes tes forces pour accéder à cette existence que tu souhaitais, un souhait raisonnable d’une existence rangée, et il est évident que quand tu en arrives aux moyens illégaux, c’est aussi par lassitude. Tu en as assez de ne pas réussir.

Tu étais très jeune quand tu as connu la prison pour la première fois, « pour un délit dont [tu] es innocent. » Elle n’a pas joué le rôle de rééducation qu’elle était sensée jouer à ton égard, loin de là. Les conditions sont très dures, la description que tu fais de la crasse ferait gerber, le manque d’hygiène est total. Tes colocataires, comme tu les appelles, prennent soin de toi, te protègent, te donnent les ficelles du métier. Pour couronner le tout, seul le désœuvrement vous est proposé.

Je ne dirai rien sur le chapitre concernant ton bref statut de militaire. Je ne suis pas certaine que tu te sois autant marré, quand tu l’as vécu, que moi quand je t’ai lu !

 Je ne savais rien de toi quand j’ai feuilleté ton livre, par le plus grand des hasards, choisi parmi des centaines d’autres dans une librairie. Moi qui lis peu – j’adore ça mais d’autres activités passent avant – j’ai accroché tout de suite. Qu’est-ce qui nous pousse à acheter tel ouvrage plutôt que son voisin ?

Ton cheminement, dont je viens de tenter de démonter le mécanisme, est un élément très important de l’ouvrage. La description que tu fais des innombrables taules que tu as connues, transfert après transfert, est accablante. Le fait que tu aies résisté à cela montre que tu es un homme hors du commun.

On se retrouve en prison pour avoir enfreint la loi, mais il s’agit d’un lieu qui ne rééduque pas, et où la loi n’est pas respectée : un espace de non droit. Quant aux brimades et aux tortures physiques ou morales, elles brisent les individus. Bien sûr, tu t’en es sorti, mais à quel prix ? Et, pour un qui réussit, combien se suicident en prison, ou après leur sortie, incapables après cette terrible expérience de surmonter les séquelles de l’enfermement ? D’autres sombrent dans la dépression, l’alcool, la rue… Dénoncer la prison n’est pas nouveau, mais ton livre, actualisé, documenté, est un réquisitoire implacable.

Entre la difficile réinsertion du taulard, et sa confrontation à une société qui a peur de lui, la peine est, dans les faits, une condamnation à vie.

 Un jour, tu fais la découverte qui va faire tout basculer. Je te laisse la parole :

« C’est en 1994 (…) que je découvre l’article 55 de la Constitution française de 58 qui prévoit la primauté du droit international sur le droit interne.
Cela change tout !
J’avais déjà compris (…) que le droit français ne nous était d’aucun secours (…)
Je découvre ainsi une façon plus efficace de me battre, sans violence, en restant dans le cadre de la légalité. Plutôt que de céder à la colère, je deviens un guerrier. »

Tu étais condamné à perpétuité, sans peine de sûreté. Et c’est toi qui as fait entrer dans la prison le respect de la loi. Ce qui est remarquable alors, c’est le « Pour qui vous prenez-vous ? » que tu obtenais des gardiens comme réponse à tes demandes : ayant enfreint la loi, ce n’était définitivement pas à toi de la faire respecter !

Mon texte manque sans doute de nuances : les gardiens, les surveillants, les directeurs de prison ne sont pas tous des brutes sadiques. Tu as rencontré aussi des personnes respectables. Je voudrais évoquer ce gardien dont la mort est à l’origine de ta condamnation, tu penses du bien de lui, « un type avec qui l’on peut discuter. » Il n’est pas le seul, bien sûr.

J’ai dit que tu es un homme hors du commun : même si tu as passé des moments très durs, tu t’es battu, et ce qui m’étonne le plus peut-être c’est que tu en as trouvé l’énergie, jour après jour, année après année. Tu as des principes, et tu n’en as jamais dérogé. Tu n’as pas suivi le troupeau, tu as conservé en permanence ton indépendance d’esprit.

 Les anciens détenus sont des gens dont on se méfie le plus souvent. Mais moi, je te fais confiance, à cause de tout ce que j’ai lu dans ton texte et entre les lignes. Pas de mauvaise surprise avec toi, je te vois incapable de coup foireux. J’éprouve pas mal d’admiration pour ce guerrier, comme tu te dis, que tu es devenu.

Tu as eu une puissante motivation qui a dépassé toutes les autres : tu es devenu papa. Pour tes petits garçons, tu as retrouvé dans les plus durs moments l’énergie pour te battre. Pendant ta difficile période en liberté conditionnelle, ils existaient, et sans eux, tu aurais peut-être baissé les bras.

Tu les aimes, ils le savent, voilà pour eux un point d’ancrage fondamental. Mais c’est interactif, car ils te renvoient l’amour que tu leur donnes.

En écrivant à ton sujet, je souhaitais réaliser une vraie interview, mais tu es bien trop occupé. Comme je n’ai pas l’acharnement d’une vraie journaliste (je ne voudrais jamais cela), je préfère me contenter de ce que je trouve dans ton livre ou sur ton site, tous deux fort bien faits.

Aujourd’hui, tu as cinquante-cinq ans, et tu élèves tes trois petits garçons, les deux jumeaux ont atteint les dix ans je pense, et le plus jeune huit ?

Tu t’appelles Saïd André Remli. Tu as écrit ton autobiographie :  « je ne souhaite cela à personne », éditée au Seuil, et tu es consultant en prévention, prison et réinsertion.

J’ai choisi cette date anniversaire pour parler de toi, et, au travers de toi, de tous ces sujets qui me tiennent tant à coeur.

Avant, pendant, après la prison, ton existence a été très difficile. Je te souhaite non pas de cesser le combat, je ne crois pas que ce soit la bonne idée, mais de le faire avec au cœur le soleil dont tu as été privé si longtemps. Tu as plus que largement payé tes erreurs, et ta façon de te consacrer aux autres, avec l’expérience précieuse de celui qui connaît de l’intérieur, alors que tu aurais pu choisir de t’éloigner au maximum de ton passé, représente pour moi comme une revanche.

En lisant ton livre, je la partage avec toi et j’en suis heureuse.

Merci, ami Saïd

Références de l’ouvrage : « Je ne souhaite cela à personne » – Saïd André Remli – Editions du seuil – autobiographie publiée en janvier 2010.
Illustrations : les photos utilisées proviennent du site de Saïd André Remli ou sont extraites de fichiers vidéo (émission direct 8 – web télévision)

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