19 décembre 2012

A toute vapeur dans l’immensité russe : la construction du Transsibérien

Posté par Paul dans la catégorie : La grande époque des chemins de fer; les histoires d'Oncle Paul .

Quand les ambitions ferroviaires du Tsar Alexandre III devinrent des réalités

 Aller en train de Moscou à Vladivostok, c’est faire un voyage de 9298 km ! La construction de cette voie ferrée a été un travail colossal effectué en plusieurs étapes. L’achèvement du chantier au tout début du XXème siècle permet de relier l’Atlantique au Pacifique Nord. Sept jours de voyage avec les trains modernes, environ trois semaines il y a un siècle. On franchit pas moins de onze fuseaux horaires entre le départ et l’arrivée. Ces chiffres font rêver.
«L’expérience du Transsibérien abolit toute distinction entre soi et le monde, par une dilatation de l’individu à l’infini» (Dominique Fernandez, Transsibérien).
Rappelons, à titre de comparaison, que le transcontinental canadien mesure 5000 km, ce qui n’est déjà pas si mal ! Se rendre de l’extrémité occidentale à l’extrémité orientale de son empire, le Tsar Alexandre en rêvait. Plusieurs raisons, politiques, économiques et militaires le poussaient à transformer ce rêve en réalité. On sait au XIXème siècle, dans l’entourage du Tsar, que le territoire de la Sibérie offre de nombreuses richesses à ceux qui sauront l’exploiter ; la Chine et le Japon sont des puissances non négligeables et le Tsar éprouve le besoin de contrôler les frontières orientales de son Empire ; le fait que les Etats-Unis aient terminé leur liaison ferroviaire transcontinentale, le 10 mai 1869, joue certainement un rôle aussi dans la décision impériale. Un ukase du 29 mars 1891 traduit la volonté d’Alexandre III de transformer les études théoriques en réalité sur le terrain. De nombreux projets ont été présentés à l’empereur. Les initiatives privées ont été repoussées. Le gouvernement russe souhaite conserver la mainmise sur ce projet, compte-tenu de son importance stratégique. A compter du mois de septembre 1891, c’est le nouveau ministre des finances, Sergeï Witte qui va veiller au bon déroulement des travaux, et mettre fin aux polémiques incessantes opposant les différents ministères, les gouverneurs de province et les généraux de l’état-major. Son rôle sera décisif.

  Le tsarévitch Nicolas (futur Nicolas II), nommé président du comité du chemin de fer transsibérien, pose la première pierre du chantier le 31 mai 1891 à Vladivostok, pour la section baptisée « chemin de fer de l’Oussouri ». Le 18 juillet 1892 débute, à son tour, la construction du Transsibérien occidental. A compter de cette date, des dizaines de milliers d’ouvriers, de bagnards et de déportés vont bâtir l’ensemble de la voie dans un délai record, compte-tenu de conditions de travail  terribles. On peut estimer que, de nos jours, certains progrès ont été réalisés dans ce domaine-là, mais je vous parle d’un temps où la vie humaine ne valait pas bien cher, que ce soit dans les houillères, l’industrie en général et les grands travaux ! Pour accélérer la construction, on décide également de faire l’impasse sur un certain nombre de normes de sécurité respectées jusque là, notamment lors de la construction des réseaux ferrés dans l’Ouest de l’Europe. La plateforme de voie est réduite en largeur ; les ingénieurs tolèrent des pentes de voies supérieures à celles communément admises ; l’épaisseur de la couche de ballast est réduite de moitié ; les rails sont plus légers… Toutes ces mesures permettent de réaliser des économies substantielles, mais provoqueront quelques mauvaises surprises lors du passage des premiers convois lourds. Pour motiver les troupes, on promet aux forçats employés sur le chantier des réductions de peine conséquentes. La répression conduite par la police du Tsar contre l’opposition politique alimente le dispositif.

 Pour aller le plus vite possible, la voie ferrée nouvelle à construire, c’est à dire le trajet Tcheliabinsk -Vladivostok a été divisé en six tronçons : de Tchelabinsk à Novossibirsk (ligne de l’Ouest sibérien ou Transsibérien occidental), de Novossibirsk à Irkoutsk (ligne de la Sibérie centrale), d’Irkoutsk à Misovaïa (ligne du Circumbaïkal), de Misovaïa à Stretensk (ligne du Transbaïkal), de Stretensk à Khabarovsk (ligne de l’Amour), et de Khabarovsk à Vladivostok (ligne de l’Oussouri). Les travaux débutent sur plusieurs tronçons simultanément. Cent cinquante mille ouvriers sont employés à l’ouvrage. La section la plus difficile à réaliser est celle qui assure le contournement du lac Baïkal. Les Russes n’ont pas à affronter le problème de franchissement de relief qu’ont eu les Canadiens avec les Montagnes Rocheuses, même s’il existe quand même quelques chaînes de montagnes à franchir. Leur ennemi principal, outre le froid, c’est la nature particulièrement instable du sol dans l’immense plaine sibérienne. Il n’est pas aisé de construire une voie ferrée suffisamment solide pour porter les centaines de tonnes qui vont défiler dessus, lorsque l’on s’appuie sur de la tourbe ou sur des terrains marécageux.

 Dès 1894, deux ans après le début des travaux, le tronçon le plus à l’Ouest est ouvert jusqu’à Omsk. Un vaste pont métallique permet le franchissement de l’Ob. D’autres ponts particulièrement spectaculaires seront construits pour franchir la Volga, l’Ienisseï ou l’Irtych. A partir du 13 octobre 1896, le train circule régulièrement entre Tcheliabinsk et l’Ob (Novossibirsk). La voie ferrée atteint ensuite Irkoutsk, à 80 km de la rive occidentale du lac Baïkal, le 13 janvier 1899 (date de mise en exploitation officielle). Un dernier tronçon permet d’atteindre la rive du lac. La traversée se fait grâce à un ferry-boat qui effectue sa première liaison en avril 1900. Pendant l’hiver, lorsque le lac est pris par les glaces, une voie provisoire permettra le passage des convois. Le contournement du lac par le Sud est provisoirement repoussé. Les terrains marécageux posent de nombreux problèmes.
En 1895, 29300 hommes travaillent sur cette portion du réseau. La faible densité de population ne permet pas un recrutement local important. La majorité des ouvriers sont donc des détenus. Les prisons des villes importantes de la région sont pratiquement vidées. Une police spéciale est créée pour surveiller cette main d’œuvre particulière, présentant l’avantage d’être peu coûteuse !

La ligne de l’Oussouri fonctionne dès 1897. Trois années se sont déroulées entre l’inauguration symbolique du Tsarévitch et le commencement réel des travaux. Plusieurs itinéraires ont été envisagés et deux seront construits. Le premier achevé passe plus au Sud en traversant la Mandchourie. L’itinéraire Nord ne sera utilisable qu’en 1917. La réalisation de ce dernier tronçon oriental pose quelques problèmes techniques, comme il se doit, mais les difficultés restent moindres que celles que vont affronter les bâtisseurs dans la liaison Misovaïa – Khabarovsk.

La section la plus longue à réaliser c’est en effet le Transbaïkal. La construction de la voie ferrée entre Misovaïa et Stretensk débute à l’été 1895. La portion la plus délicate se situe lors de la traversée des monts Yablonovoï, juste avant l’arrivée à Stretensk. La fin des travaux est prévue pour 1898, mais les événements climatiques ne permettront pas le respect de ce planning. Les inondations incessantes, particulièrement celle de 1897, retardent les travaux et augmentent considérablement le budget initial prévu. Au printemps 1897 les pluies provoquent une fonte des neiges trop rapide : les fonds de vallée sont inondés, des glissements de terrain emportent la voie ferrée et les ponts qui viennent d’être achevés, des stocks considérables de matériaux sont détruits. Plusieurs mois sont nécessaires pour réparer tous ces dégâts. Les matériaux usinés doivent être acheminés de très loin, par la mer, les fleuves, les voies ferrées existantes (celle de l’Oussouri vient juste d’être achevée). La main d’œuvre qualifiée arrive de l’Ouest du pays (le voyage peut prendre jusqu’à trois mois). Pour le terrassement et le déboisement, on fait encore largement appel aux prisons impériales… Les conditions climatiques sont terribles : non seulement la région est au Nord de la Sibérie, mais l’altitude moyenne est, de surcroît, plutôt élevée. Pour donner une idée des températures, sachez que la terre de surface ne dégèle qu’en été. L’acheminement de l’eau pose des problèmes considérables.
Les derniers rails permettant de boucler la liaison orientale entre le lac Baïkal et Vladivostok ne sont posés qu’en 1900. Neuf années se sont écoulées depuis la pose de la traverse inaugurale. Il est enfin possible de se rendre d’une traite depuis Moscou jusqu’à la mer du Japon, à l’Est de l’empire, mais en empruntant un ferryboat pour traverser l’immense lac Baïkal.

 Le chantier ne s’interrompt pas pour autant. Il faut bien entendu terminer le tronçon manquant. De plus, une prolongation de la voie ferrée est construite depuis Vladivostok jusqu’à Port Arthur. Ce port, cédé aux Russes par les Chinois, présente l’immense avantage sur Vladivostok de ne pas être pris par les glaces pendant l’hiver. Ce dernier chantier est achevé en février 1902. Cent mille coolies chinois ont eu « le plaisir » d’y travailler sous les ordres et la surveillance de quelques milliers de cosaques impitoyables. Les événements historiques provoquent aussi une accélération de la construction du tronçon qui contourne le lac Baïkal. Le 8 février 1904, la flotte japonaise torpille trois navires russes à Port-Arthur. Les trains militaires empruntent bien entendu le Transsibérien pour rejoindre le théâtre des opérations. L’utilisation du bac sur le lac Baïkal crée un ralentissement bien trop important du trafic. Un coup d’accélérateur est donc donné à la construction de cette dernière section de voie. Le travail s’achève pendant l’été 1905. La ligne du Transsibérien peut-être considérée comme achevée !

 Les Français ont suivi cette entreprise avec beaucoup d’intérêt. Lors de l’exposition universelle de Paris, en 1900, un espace immense est réservé à la Russie. Le clou de l’exposition c’est bien entendu la présentation en grandes pompes du Transsibérien. Les voitures luxueuses de ce train prestigieux sont exposées au Trocadéro. Un train complet, dont les wagons ont été construits par les Ateliers de Saint-Denis, est présenté aux visiteurs de l’exposition : deux wagons restaurants, un sleeping et une voiture salon avec salle de coiffures, salle de bains… Un soin extrême a été apporté à la finition de ces wagons, ornés de boiseries en acajou et meublés en style Louis XVI.  Dans une autre annexe de l’exposition, au bois de Vincennes, les Russes exposent également leur matériel de traction. De nombreux panneaux précisent les détails du voyage que l’on propose aux curieux suffisamment fortunés. L’acheminement au cœur de Paris de tout ce matériel a posé des problèmes logistiques invraisemblables et montre bien l’importance que revêt la mise en service de cette ligne de voie ferrée colossale. La Compagnie Internationale des Wagons Lits, créée quelques années auparavant par Georges Nagelmackers, espère bien exploiter ce filon touristique pour une clientèle fortunée pendant de longues années. Les événements révolutionnaires qui se produiront quelques années après vont bien entendu décevoir ses espérances… En 1910, trois trains par semaine relient Moscou à Vladivostok. Deux de ces trains sont gérés par l’administration ferroviaire russe ; le troisième est une rame de luxe dont la gestion est assurée par la CIWL. La vitesse moyenne sur l’ensemble du trajet est de 25 km/h.

 Il est extrêmement difficile, contrairement à ce qui a été fait pour le chemin de fer transcanadien par exemple, de dresser un bilan humain précis de la construction du Transsibérien. Les raisons du manque d’informations sur le nombre de morts, de blessés, par accident ou par maladie, sont multiples. La nature du personnel employé (détenus, déportés, migrants) en est une. L’absence d’archives dans ce domaine et la désorganisation de l’administration russe en est une autre. Si l’on ajoute à cela la destruction d’archives pendant la révolution de 1917, et le passage du rouleau compresseur stalinien, on commence à comprendre nettement le problème. Les auteurs russes ayant écrit sur le sujet ne sont pas ou peu traduits. Les écrivains étrangers sont plus sensibles à la performance économique, technique et financière qu’aux aspects triviaux de cette entreprise. Le bilan des pertes humaines se traduit donc par l’emploi d’une collection impressionnante d’adjectifs qualificatifs quand il s’agit de décrire les conditions de travail : « inhumaines », « épouvantables », « effroyables », « inimaginables », « catastrophiques »… Vous pouvez utiliser un dictionnaire des synonymes pour renouveler un peu. Si l’un des lecteurs de cette chronique peut fournir quelques informations chiffrées supplémentaires, elles seront les bienvenues. Pour ma part, j’ai renoncé à cette recherche. Je me contenterai d’affirmer que le bilan est beaucoup plus lourd que pour la construction du Transcanadien pour lequel des milliers de coolies chinois laissèrent leur vie. En matière de massacre, le Transsibérien fut en tout cas largement utilisé par Staline pour déporter ses opposants et peupler la Sibérie avec les victimes de ses purges successives.

Que l’on me pardonne cette conclusion un peu tragique, mais la marge séparant le rêve éblouissant et la triste réalité est parfois bien étroite.

NDLR – La majorité des illustrations de cet article proviennent de la base documentaire Wikimedia commons, sous licence creative commons (utilisation à des fins non commerciales). Les documents les plus anciens appartiennent au domaine public.

 

4 Comments so far...

Clopin Says:

20 décembre 2012 at 13:59.

Tu nous as encore fait rêver, oncle Paul !
Même si sous chaque traverse, il y a un cadavre…
En attendant un jour de s’offrir les 7 jours de voyage dont je rêve depuis des années ! Boljemoï !

Paul Says:

20 décembre 2012 at 14:15.

@ Clopin – La balade me tente bien moi aussi, mais elle est plutôt coûteuse : autour de trois mille euro par personne si l’on passe par une agence. Certainement moins cher si l’on gère la crise avec ses propres moyens. C’est déjà la cause d’un sérieux blocage et il va falloir que notre petit père du peuple fasse un sacré effort sur les pensions pour trouver les capitaux nécessaires. Autre chose me freine considérablement c’est la nature des régimes des pays traversés… La Russie de Poutine ne me motive pas plus que la Chine des héritiers spirituels de Mao… Il est vrai qu’en appliquant ce genre de critère je ne vais bientôt plus faire du tourisme que dans mon jardin, sous réserve encore que je déclare l’indépendance de notre principauté !

ArD Says:

4 janvier 2013 at 19:41.

La balade coûte quasiment le double quand on achète son billet en France. Quand j’ai pris le train de Pékin à Moscou, c’était vraiment moins cher d’acheter son billet à Pékin.
Il y a aussi une forte nuance de prix entre les couchettes dures et les molles.
La grande surprise de ce parcours un peu mythique, c’est qu’en fait on a affaire à un quasi-omnibus qui rend ce train bien sympathique.
Je me demande si, désormais, le trans-tibétain n’est pas plus impressionnant.

Paul Says:

5 janvier 2013 at 08:58.

@ Ard – Plusieurs personnes dans mon entourage m’ont effectivement fait cette remarque. Il vaut mieux acheter les billets sur place plutôt que dans une agence en France. Cela rend un peu plus compliquée la préparation du voyage mais permet visiblement de sérieuses économies. Quant aux arrêts relativement nombreux c’est indubitablement un intérêt supplémentaire au trajet. Cela permet de musarder un peu en chemin, le billet étant valable pour un délai relativement long.
Merci pour votre intérêt à cette chronique !

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