25 avril 2013

Les gens réalistes – drame en quatre actes

Posté par Paul dans la catégorie : Humeur du jour; philosophie à deux balles .

Certes, les gens réalistes m’impressionnent souvent

 J’ai toujours eu beaucoup de gens réalistes dans mon entourage, amis ou relations de travail, connaissances proches ou lointaines. Moi, je suis et j’ai toujours été du genre humaniste et rêveur, un brin romantique, utopiste, sans doute. J’ai parfois l’impression d’être le fou du roi, assis sur son rocher, au milieu d’un océan de gens raisonnables. Car, pour leur plus grand bien, les gens réalistes sont généralement raisonnables. Ils ont tout un ensemble de certitudes que j’envie parfois, et se contentent comme pitance intellectuelle de miettes qui ne nourriraient pas un pinson mais satisfont leur appétit et surtout leur ambition modeste. La langue française leur fournit généreusement toute une série d’expressions qu’ils ne se privent pas de marteler :

– j’aimerais t’y voir à leur place ;
– certes ils n’ont pas fait grand chose mais avec leurs opposants cela aurait été pire sans doute ;
– faut être raisonnable ;
– c’est facile de changer le monde avec un papier et un crayon ;
– les gens sont ce qu’ils sont ;
– tu ne peux pas changer la nature humaine ;
– sur un écran, le monde est toujours plus joli que dans la réalité…

J’en passe et des meilleures, de ces formules, toutes plus ronronnantes les unes que les autres. Discuter avec quelqu’un de sérieux, de raisonnable, de responsable, cela donne parfois l’impression de prendre des petites pilules roses et de vivre dans un monde assez reposant. Déplorer certains faits, accepter la globalité sans trop rechigner, se dire que finalement les gens auxquels on accorde sa confiance après avoir mûrement réfléchi, font pour leur mieux… Envie de les torpiller parfois, avec quelques petites phrases assassines, mais le problème c’est que, dans l’ensemble, beaucoup de ces gens réalistes sont aussi foncièrement (ou partiellement) honnêtes. Autant réserver sa morve et sa glaire pour les salopards authentiques.

En fait, les gens réalistes me prennent un peu la tête

 Leurs raisonnements posés, réfléchis, réalistes ne me conviennent pas, parce qu’ils finissent par justifier tout et n’importe quoi. Non « je ne sais pas ce que j’aurais fait à leur place », parce que je ne souhaite pas l’occuper, et que je n’en ai jamais eu l’intention. Je ne ressens aucune frustration de ne pas avoir voulu m’impliquer dans une situation alors que je savais d’avance qu’il s’agissait d’une voie sans issue. Malgré de nombreux discours culpabilisants, je n’ai aucune honte de ma modeste radicalité. Partisan de l’autogestion, j’ai toujours considéré feu la cogestion, comme un attrape nigaud. Je ne souhaite pas être associé à la définition des modalités selon lesquelles on va me pendre ; je préfère ne pas être pendu du tout ; je ne considère pas le fait d’avoir obtenu des cordes en chanvre bio pour les prochaines exécutions comme une grande victoire remportée par les condamnés à mort qui font partie du comité d’entreprise de la prison… Il ne s’agit pas de préserver son confort intellectuel, son petit « pré carré » auto-satisfait. Dans une mêlée, il est toujours plus simple de prendre partie pour un camp ou pour un autre, sinon l’on risque d’être piétiné par la foule. L’abstention aux élections est un bel exemple de cette théorie… Que n’ont pas entendu ceux qui ont préféré se taire plutôt que de choisir, il y a quelques années de cela, entre la peste et le choléra…
Lors d’une sympathique soirée en famille ou entre amis, branchez vos invités sur la situation au Moyen-Orient. Expliquez gentiment que vous ne soutenez aucun intégrisme ni dans un camp ni dans l’autre, que la politique passée ou présente des gouvernements israéliens n’est pas votre tasse de thé, que l’assimilation « opposant à l’impérialisme israélien = antisémitisme » est pitoyable, mais que vous n’êtes pas pour autant un admirateur du Hamas. Mieux vaut disposer d’une sortie de secours facilement accessible ! Ce dernier exemple montre qu’une position irréaliste consiste parfois à refuser de soutenir le pouvoir en place dans un camp comme dans un autre…
Globalement les gens réalistes n’aiment pas les opinions péremptoires. Dire d’un tel qu’il est un « pourri » c’est aller trop vite en besogne. Le bon apôtre, diplomate de naissance, vous expliquera probablement que la crapule à laquelle vous pensez avait des circonstances atténuantes ou que d’autres font pire que lui. Dans une discussion avec une personne responsable, évitez à tout prix les jugements à l’emporte-pièce ; vous risqueriez de passer pour un jeune boutonneux en pleine crise d’adolescence alors qu’on est entre gens sérieux, pour discuter de choses sensées, comme par exemple envisager une sortie du nucléaire en 2125, ou un blâme pour Israël à l’ONU en 2050. Vos revendications excessives bloquent toute négociation et rendent impossible une sortie de crise ménageant l’amour propre des banquiers…

Je crois que les gens réalistes sont avant tout les fossoyeurs de toutes les utopies

 Or ce sont les utopistes qui ont fait progresser le genre humain depuis les origines. Moi aussi je suis capable d’asséner des propositions tels des coups de massue. « Il est temps de savoir terminer une grève » nous disaient les leaders communistes du temps où ils prenaient leurs ordres au Kremlin. « Il faut accepter de se serrer la ceinture car il faut à tout prix relancer la croissance », nous déclarent benoitement les experts de la Gauche de Droite. « Certes on est un peu déçus parce qu’on est toujours trop impatients » ; « tu verras, avec le temps, Hollande c’est pas un mauvais bougre » ; « Imagine un peu si Fillon était resté à Matignon »… Et les apôtres de la modération, de la réforme (aussi minimaliste soit-elle) vont toujours réussir à trouver quelques éléments pour étayer leurs thèses. On ignore gentiment les faits les plus troublants ; on fait le gros dos aux situations les plus inquiétantes, telle l’ascension lente mais sûre de l’extrême droite… On va torpiller les retraites, ce qui reste des services publics, les minimums sociaux, les salaires… mais les homosexuels auront le droit de se marier et l’on vendra des pièces montées encore plus belles qu’avant, avec des couples d’hommes ou des couples de femme. Tant mieux. Espérons que les couples en question auront de quoi se loger, se nourrir et scolariser leurs gamins dans des classes où les effectifs permettront de remarquer leur présence… Mais il ne s’agit là que de questions annexes, et puis il faut être réaliste : avec les multinationales, on ne sait plus par quel bout attraper l’économie.

C’est vrai papy que c’était mieux avant ? La sociale démocratie a enterré peu à peu l’idée même d’une possible révolution socialiste. Dès la fin du XIXème siècle, les ténors de la Gauche bien pensante se sont précipités sur les strapontins des assemblées, invitant les citoyens à les plébisciter dans les urnes. Que n’ont-ils promis pour être élus, tous ces pantins, pour assurer leur survie politique. Comment ne pas être ému par l’éloquence d’un Jules Guesde parlant au peuple ouvrier du Nord après les fusillades du premier Mai sanglant de Fourmies. Peu de temps après, il était élu triomphalement député. Pensez ! Un tel tribun ! D’ailleurs quand on voit ce que ce bonhomme a fait, tout comme son condisciple Jaurès (auréolé d’un antimilitarisme qui n’aurait peut-être pas résisté d’ailleurs à l’épreuve des événements tragiques qui ont suivi sa mort). Pourtant, à l’aune d’un Guesde ou d’un Jaurès, ces grands héros de la Gauche française, combien paraissent pitoyables maintenant un Valls ou un Ayrault… A force d’être modérés, raisonnables, réalistes, ces gens ont appris l’art de reculer pas à pas, face à un ennemi qui se moquait éperdument de leurs pantomimes. A l’orée du XXIème siècle, la sociale démocratie n’est plus qu’une baudruche moribonde. Les travailleurs des aciéries qui ont érigé une stèle à la mémoire de la trahison de Hollande l’ont bien compris. Au niveau européen, les plus honnêtes ou les plus calculateurs de tous ces partis ont même été jusqu’à renoncer à une étiquette « socialiste » qui n’a plus guère de sens. Il n’y a plus besoin de marquer « Banania » pour vendre du cacao. La majorité des électeurs ne s’y trompent plus guère d’ailleurs, n’établissant plus la moindre différence entre un programme de droite et un programme de gauche, à part quelques réformes n’ayant aucune incidence sur la survie économique des plus faibles.

Et ces gens-là, il n’y en a pas un sur cent pour leur résister ?

 Peut-être…. Mais ce n’est pas pour cela que tous les descendants de Diogène dans son tonneau se trompent. Les opinions minoritaires sont parfois les bonnes. Je resterai isolé sur mon rocher, ou dans ma cabane à la fourche d’un chêne centenaire, tant que la tempête ne m’en délogera pas. Je ne suis pas une autruche. Je ne refuse pas de m’impliquer dans la vie de la cité. Je ne me considère pas comme un angelot au milieu des diables à queue fourchue. Je ne suis pas « au dessus de la mélée », attitude aristocratique que je méprise totalement, mais en dehors, cherchant une brèche dans laquelle m’engager. Tant mieux si d’autres réussissent à sauvegarder trois grenouilles dans un espace protégé « Natura 2000 » de vingt mètres carrés : j’aime bien les grenouilles. Que l’on me propose de me battre pour une réforme véritablement radicale de nos vies et je m’engagerai si j’en ai encore la force. Voyez combien je deviens raisonnable et responsable : je ne parle même plus de révolution mais de réforme radicale… Le terme « révolution » m’inquiète d’ailleurs un peu car il est employé à toutes les sauces. Les situations qui en découlent ont fait trop souvent le lit de gens qui, n’ayant plus besoin des autres et de leurs vociférations indignées, sont devenus d’honnêtes tribuns réformistes, ou des mégalomanes sanguinaires.

Non, en fait, je ne veux simplement plus perdre ma vie, mon temps, à me battre pour des causes perdues d’avance. L’une des maximes qui me sert de ligne de conduite, c’est cette phrase magnifique d’Oscar Wilde : « la sagesse c’est d’avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu’on les poursuit ». L’un des drames de cette société, c’est que les gens réalistes ont trop souvent égaré leurs rêves les plus fous (sous réserve qu’ils en aient eu un jour, car à 18 ans certains avaient déjà leur carte au Rotary club du coin). Vouloir changer le monde à 18 ans c’est bien ; conserver cet objectif tout au long de sa vie c’est encore mieux ; plus excitant en tout cas que de suivre la courbe descendante des profits de son plan épargne retraite… Je ne suis pas un vieil anar aigri par l’incapacité des masses à adhérer massivement à mes idées ; je suis au contraire convaincu que les choses iront mieux un jour, tant j’ai l’occasion de rencontrer aussi des gens passionnants… Ainsi parlait le vieil hibou sur sa branche… Ugh !

Post scriptum : quelques conversations avec des gens raisonnables rencontrés tout au long de l’hiver m’ont donné l’envie de pousser cette chansonnette. Ils sont bien gentils ; je les aime bien ; qu’ils continuent à vaquer à leurs occupations importantes, mais que l’on me laisse une ou deux demi-bouteilles d’oxygène pour entretenir mon utopie. Mieux vaut humour que morosité. Vous ne croyez pas ?

3 Comments so far...

SEb. Says:

26 avril 2013 at 12:38.

En voilà un de texte qui me fait particulièrement du bien, merci Paul 🙂

Erwan Says:

27 avril 2013 at 09:58.

Je ne change pas une virgule et je signe…

la Mère Castor Says:

23 mai 2013 at 17:48.

vieil hibou, j’ai du retard de lecture (je me régale à l’avance du billet sur Avicenne), mais je vous salue bien bas.

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