13 octobre 2008
« L’escuela moderna » : hommage à Francisco Ferrer
Posté par Paul dans la catégorie : Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps; Sur l'école .
Le 13 octobre 1909 (cela fera 100 ans l’année prochaine), à l’aube blême, le militant républicain Francisco Ferrer est exécuté par le gouvernement espagnol, après un jugement expéditif. Le prétexte invoqué est totalement « fabriqué » par la police et Ferrer va s’inscrire dans la longue liste des martyrs assassinés pour leurs idées. Il y figurera avec tant d’autres : les cinq ouvriers de Chicago en 1886 (leur exécution est à l’origine de la fête du travail le ler mai), Sacco et Vanzetti , Puig Antich, l’une des dernières victimes de Franco et des milliers d’autres, anonymes. Les adversaires de Fransisco Ferrer, à savoir le clergé réactionnaire, les jésuites omnipotents dans ce pays et le parti monarchiste au pouvoir peuvent se frotter les mains ; ils ont gagné temporairement mais la graine d’une « école modene », laïque et républicaine, a été semée et les épis repousseront quelques années plus tard, notamment pendant la révolution de 1936.
Une amnésie va frapper la mémoire collective et le nom de Francisco Ferrer est relativement peu connu chez nous, y compris dans les milieux éducatifs, alors que l’on en a retenu d’autres dont l’œuvre paraît pourtant anodine. En Espagne, il a fallu attendre bien entendu la fin de la dictature pour que les mots « escuela moderna » et surtout le nom de Ferrer ne soient plus tabous. Si l’on a rendu hommage, tardivement, au militant, c’est surtout pour son œuvre pédagogique, en omettant soigneusement de faire allusion au travail de militant politique qu’il avait accompli par ailleurs. Il faut dire que Ferrer avait, non seulement aux yeux du gouvernement de l’époque, mais à ceux des politiciens de droite comme de gauche qui ont repris les rênes du pouvoir outre Pyrénées, une tare rédibitoire : il était anarchiste. Un monument est inauguré en son honneur à Barcelone, en Octobre 1990, et de nombreuses rues portent son nom, en France. Seule la ville de Bruxelles lui a rendu hommage peu de temps après sa mort ; un monument y a été érigé en 1911.
Lorsqu’il est fusillé dans les fossés du tristement célèbre fort de Montjuich à Barcelone, Francisco Ferrer n’est âgé que de cinquante ans, mais sa vie est déjà bien remplie. Sa mort va susciter une émotion considérable dans le monde entier. Le pédagogue a osé s’attaquer au monopole que possède l’église espagnole sur l’éducation des enfants et des adultes dans ce pays. Ferrer a posé les premières pierres d’une école se voulant un lieu où l’on allait aider les enfants à s’épanouir, à développer toutes leurs facultés de création et à ne pas se plier au dogme aliénant des Pères jésuites. Ferrer avait un projet pédagogique qui allait plus loin que la substitution d’une religion d’état au catholicisme. Ferrer ne voulait pas d’une institution vouée au culte d’une quelconque autorité laïque ou d’une patrie pour laquelle il fallait verser son sang. Ferrer ne voulait pas d’une simple substitution de l’Etat à l’Eglise. Ferrer n’était pas le « Jules Ferry » espagnol.
L’école dont rêvait Francisco Ferrer devait avant tout faire œuvre d’émancipation, former des citoyens responsables et non de la chair à canon et de la main d’œuvre docile pour les industriels. Garçons et Filles devaient recevoir la même éducation ; ils devaient apprendre à observer, à démontrer, à critiquer, plus qu’à mémoriser et à réciter bêtement les couplets d’une quelconque moralité bourgeoise et nationaliste. Il préconisait un enseignement reposant sur une large gamme d’activités, aussi bien physiques qu’intellectuelles, artistiques que techniques. Il réprouvait « les cours qui immobilisent et lassent l’attention » et n’avait que peu d’estime pour la discipline traditionnelle : « La gronderie, l’impatience et la colère doivent disparaître avec le vieux titre de Maître. Dans nos écoles libres, tout doit être paix, joie et fraternité. C’est pourquoi, à l’Ecole Moderne, il n’y a ni récompense, ni punition… » On reconnaît là des principes que Freinet, quelques dizaines d’années plus tard mettra en avant dans sa pratique pédagogique. On ne sait malheureusement que peu de choses sur ce qui s’est réellement passé à l’escuela moderna. Le fondateur n’a pas eu le temps d’écrire ses mémoires ; les archives ont été dispersées, brûlées et les collaborateurs ont dû se préoccuper essentiellement de leur sauvegarde dans un premier temps.
Comme pour beaucoup d’autres militants politiques de cette époque, la trajectoire de Ferrer a été assez complexe, ce qui explique sans doute qu’il a bénéficié d’un réseau considérable de relations un peu dans toute l’Europe. De plus, cet homme simple et modeste aimait à écouter plus qu’à parler, et ses prises de position étaient toujours posées et solidement argumentées. « A Londres, à Bruxelles, à Rome, il était connu de tout ce qui pense, de tout ce qui travaille à l’œuvre scientifique du vingtième siècle et à la libération de l’humanité » nous dit l’un de ses biographes. Pendant son enfance, il reçoit une éducation religieuse : ses parents, agriculteurs aisés, sont très attachés au catholicisme et à la monarchie… Premier changement de cap à l’âge de quatorze ans : il entre en apprentissage dans une maison de draperies de Barcelone, dont le patron est libre penseur. L’homme se prend d’amitié pour son jeune employé et lui donne une formation bien différente de celle qu’il a reçue chez les pères curés ; Ferrer devient anticlérical et n’aura de cesse de dénoncer la mainmise aliénante du clergé espagnol sur la société qui l’entoure. Du tissage il passe au chemin de fer et rentre dans la Franc-maçonnerie. En 1886 il prend part à la tentative de soulèvement républicain de Villacampa. L’échec de la nouvelle République le contraint à l’exil et il choisit la France où il devient secrétaire de Zorilla, l’un des chefs du parti républicain espagnol. Je ne m’étendrai pas sur les péripéties nombreuses de sa vie parisienne. En 1901, suite au décès de l’une de ses proches amies, personne par ailleurs plutôt fortunée, il va entrer en possession d’un héritage important qui va lui permettre, non pas de mener la grande vie, mais de financer un projet qu’il élabore depuis plusieurs années pour lutter contre l’illettrisme dans la ville espagnole où il a grandi.
Le 8 septembre 1901, Francisco Ferrer ouvre une première « escuela moderna » à Barcelone. Il va enfin pouvoir mettre ses idées en application. Mais ce projet dérange considérablement les autorités politiques et le clergé catholique. Tout va être mis en œuvre pour essayer de lui mettre des bâtons dans les roues, mais notre militant bénéficie d’importants soutiens à l’étranger et il n’est pas possible de mettre un terme « trop brutal » à l’expérience. Le 31 mai 1906, un attentat est commis contre le Roi et la Reine d’Espagne. L’auteur, arrêté quelques jours plus tard, aurait eu l’occasion de travailler quelques temps auparavant à l’Ecole Moderne. Le prétexte est trouvé : perquisitions, faux documents et faux témoignages, Ferrer est accusé d’avoir « fomenté » la tentative de coup d’état… Les dés sont lancés et les anarchistes ne sont guère appréciés par une certaine couche de la société… Exit Ferrer…
J’espère ne pas vous avoir « barbés » avec cette histoire, mais il est parfois bon de « remuer » dans le passé. En ces temps de vache maigre pédagogique, ou certains de nos ministres veulent en revenir à la « pédagogie de l’entonnoir », il est bon de se rappeler que la volonté de mettre en place une pédagogie émancipatrice ne date pas d’aujourd’hui. L’histoire a de nombreux soubresauts (pour ne pas dire des renvois nauséabonds) et il ne faut pas se décourager. Comme le disent les collègues de l’Ecole Moderne française : « Nous ne prétendons pas définir d’avance ce que sera l’enfant que nous éduquons ; nous ne le préparons pas à servir et à continuer le monde d’aujourd’hui, mais à construire la société qui garantira au mieux son épanouissement… » (extrait de la charte de l’Ecole Moderne, pédagogie Freinet).
NDLR : pour rédiger cette chronique, je me suis appuyé sur plusieurs sources écrites, principalement la biographie de Francisco Ferrer publiée en 1984 par les éditions Ivan Davy. D’autres textes, provenant principalement des sites internet « l’éphéméride anarchiste » et « increvables anarchistes » m’ont permis de croiser les informations. Si vous voulez « prolonger » la lecture de ce billet, le second site apporte d’autres éléments biographiques.