18 mai 2013
Josiah Warren, précurseur des « S.E.L. » aux Etats-Unis
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Philosophes, trublions, agitateurs et agitatrices du bon vieux temps .
Un anniversaire un peu particulier, puisqu’il s’agit ni de la naissance, ni du décès d’une personne, mais d’un événement économique… Le 18 mai 1827, à Cincinnati aux USA, Josiah Warren installe son premier magasin d’échanges basés sur le coût réel des produits (matière première, main d’œuvre). Ce « magasin général » d’un genre nouveau s’appelle « Time store » et ce nom résume à lui seul le principe qui est à la base même du fonctionnement. On ne réalise pas de profits, ni sur la fabrication, ni sur la vente. Seuls sont rémunérées les heures de travail de celui qui a assuré la fabrication, et ces heures de travail sont payées… en heures de travail. Les traditionnels dollars n’ont pas d’usage au comptoir car le fondateur du magasin refuse l’usage de la monnaie capitaliste. On règle ses achats en « billets de travail », c’est à dire que l’on s’engage à fournir à la coopérative un objet ou un service nécessitant le même temps de fabrication que celui qui a été nécessaire pour réaliser le bien dont on fait l’acquisition. Je vais revenir un peu plus en détail sur ce concept et aussi sur son initiateur. Sachez dès le départ que cette idée a fort bien fonctionné et que, contrairement à d’autres utopies, ce n’est point la dure loi du marché qui a entrainé la fermeture du magasin, mais la volonté propre de Josiah Warren qui souhaitait dépasser cette première expérience et réaliser un projet identique à une plus grande échelle dans un autre lieu. Le travail comme monnaie d’échange, l’absence de profit et de spéculation, la prise en compte des capacités de chacun, nous ne sommes pas loin des principes de base de la grande majorité des Systèmes d’Echanges Locaux, les fameux S.E.L. auxquels je fais allusion dans le titre de ce billet. Avant de rentrer dans le vif du sujet, je tiens à insister sur le fait que toute cette histoire s’est déroulée il n’y a pas loin de deux siècles. Peut-être gagnerait-on un temps précieux, en matière de changement social, si l’on connaissait un peu mieux notre passé et si l’on en tirait les enseignements nécessaires !
Qui est Josiah Warren ? L’année où il est né (1798), la Révolution Française et tous les grands idéaux qui l’ont accompagnée sont temporairement moribonds. Notre futur « grand homme national » (enfin pour certains historiens !) a pris progressivement le contrôle des institutions de la République et la proclamation de l’Empire approche à grands pas. Lors de la décennie écoulée, certains ont tenté de faire entendre un discours un peu plus radical que celui de l’élite républicaine bourgeoise qui s’est installée dans la capitale. La charrette de la grande faucheuse a emporté beaucoup de ces communistes avant l’heure vers la guillotine, comme les partisans conservateurs d’un retour à l’ordre ancien qui n’était vraiment plus d’actualité. Les paroles et le souvenir même de ces partisans d’une révolution « jusqu’au bout », c’est à dire jusqu’à un véritable triomphe des couches populaires, ont été rapidement oubliés par l’histoire officielle. De l’autre côté de l’océan, la situation n’est pas la même. La jeune République américaine a proclamé son indépendance 22 ans avant la naissance de Warren et une forte envie de transformer fondamentalement les rapports économiques qui se mettent en place, en partie sur le modèle européen, anime un certain nombre de théoriciens. Je pense en particulier à Robert Owen auquel on fait souvent référence lorsque l’on présente Josiah Warren. Les deux hommes collaborent dans un premier temps au mouvement coopératif lancé à l’initiative du communiste Owen. Mais un désaccord apparait très vite entre eux, au sujet de la place réservée à l’individu au sein de l’organisation sociale. Très rapidement, Josiah Warren affiche des positions beaucoup plus individualistes que celle d’Owen. Le système de pensée qu’il développe est marqué par le refus d’une quelconque organisation pyramidale de la société, et par la prépondérance qu’il accorde à l’accomplissement individuel de chaque membre. Il rédige un manifeste dans lequel il exprime clairement le fait qu’il n’est pas question de mettre en place une structure au sein de laquelle l’individu serait réduit à l’état de simple rouage d’une machine complexe.
« La constitution de sociétés, ou toutes autres combinaisons artificielles, EST la première, la plus grande, et la plus fatale erreur jamais commise par les législateurs et les réformistes. Que toutes ces combinaisons requièrent la reddition de la souveraineté naturelle de l’INDIVIDU sur sa personne, son temps, sa propriété et ses responsabilités, en faveur du gouvernement issu de cette combinaison. Cela a tendance à abattre l’individu – à le réduire à une simple pièce d’une machine ; impliquant les autres dans la responsabilité de ces actes, et étant impliqué dans les responsabilités pour les actes et les sentiments de ses associés ; il vit et agit, sans contrôle propre sur ses propres affaires, sans certitude quant aux résultats de ses actions, et presque sans cerveau qu’il ose utiliser sur son propre compte; et ne réalise par conséquent jamais les grands objets pour lesquels la société est de son propre aveu formée. »
Josiah Warren est considéré comme le premier théoricien d’un courant anarchiste spécifiquement américain, courant au sein duquel se succèderont diverses personnalités tel Benjamin Tucker ou Henry Thoreau (chacun avec ses propres spécificités). Warren est en grande partie autodidacte en matière de politique. Ainsi que je l’ai signalé plus haut, la genèse de ses idées doit beaucoup à l’expérience communautaire de Richard Owen. Ce précurseur d’un forme de communisme très autoritaire, que l’on pourrait considérer un peu comme le pendant américain de Fourier, a servi de révélateur aux idées libertaires de Warren. Suivant la démarche de son maître à penser, notre homme va passer sa vie à lancer de nouvelles expériences communautaires, pour confronter sa vision des choses à la réalité du monde. Les principes fondateurs des collectivités dans lesquelles il va s’impliquer seront simplement différents de ceux du maître. Warren se méfie profondément des institutions, surtout à partir du moment où elles échappent au contrôle de ceux qui les ont créées. Il est avant tout un homme d’action et préfère expérimenter plutôt que discourir. Pour lui le discours est un piège dans lequel on tombe trop facilement. Les mots ne représentent que le ressenti de chaque individu à propos de ses propres expériences : celui qui entend le discours ne leur donne pas forcément le même sens. L’intention du locuteur peut être honnête, mais elle peut aussi avoir pour objet une manipulation des idées de celui qui reçoit le message. Face au danger des mots, mieux vaut la symbolique du geste. A l’époque où il formule cette réflexion, les deux-tiers des titres de presse américains appartiennent déjà à la première banque du pays. L’information écrite est d’ores et déjà confisquée par les grands capitalistes, et l’analyse de Warren ne manque pas de lucidité.
Warren est parfaitement conscient des difficultés qu’éprouvent les gens qui vivent autour de lui et décide, dès le départ, de placer son expérimentation dans le champ de l’économie. Exploité sur son lieu de travail, il n’est pas acceptable que le travailleur soit « tondu » une deuxième fois lorsqu’il souhaite se procurer les biens dont il a besoin pour vivre correctement. Le travail doit être justement rétribué, mais nul profit ne doit être réalisé, encore moins par un tiers, sur le dos de celui qui fabrique. Warren se situe donc dans une opposition frontale aux principes qui gouvernent l’économie capitaliste. Il préconise l’échange le plus direct possible entre le producteur et le consommateur, sachant parfaitement que les rôles s’inversent à un moment ou à un autre, nul n’étant universellement compétent. Il n’est en aucun cas partisan d’un quelconque retour à la vie sauvage de l’homme primitif. Il ne rejette absolument pas l’industrialisation et l’usage de machines et se flatte même du fait que dans certaines des expériences communautaires qu’il a conduites on fabriquait et échangeait des objets relativement complexes. Une partie de sa démarche expérimentale concerne la monnaie : celle-ci doit correspondre exclusivement à la richesse produite par le travail des hommes. Certains historiens, mettant l’accent sur une partie seulement des idées de Josiah Warren, ont dit qu’il s’opposait au communisme. Une lecture attentive des théories qu’il professe montre que ce point de vue est totalement inexact. Ce que le libertaire rejette c’est l’aspect autoritaire du communisme préconisé par Owen, et non l’idée d’échanges égalitaires qui sous-tend le projet communiste lui-même. Pour résumer on pourrait dire que l’opposition Warren/Owen préfigure celle qui existera par la suite entre Proudhon ou Bakounine et Marx ou ses héritiers spirituels.
Rien ne prédisposait particulièrement Josiah Warren à devenir l’un des pères de l’anarchisme américain. Il débute sa vie professionnelle très tôt, dans l’imprimerie, pour pallier au manque de ressources de sa famille, suite au décès prématuré de son père. Il s’intéresse beaucoup à la musique pour laquelle il possède un talent indéniable. Il participe à la fanfare de Boston puis s’assure des revenus complémentaires en donnant des cours de musique et en composant. Il se marie en 1819, puis quitte la ville de Boston pour s’installer à Cincinnati et tenter d’échapper à la crise économique qui fait des ravages dans la grande métropole ouvrière. D’imprimeur, il devient inventeur et fonde une petite fabrique de lampes utilisant le saindoux comme combustible. Digne représentant du « self made man » à l’américaine, il bâtit sa maison de ses mains et gère ses affaires avec un certain succès. C’est à ce moment là qu’il est conquis par les idées du très éloquent Robert Owen. Assez rapidement il s’installe dans la communauté fondé par ce dernier, la « Nouvelle Harmonie ». Il devient chef de l’orchestre de cette communauté qui va regrouper jusqu’à huit cent participants. Il poursuit sa carrière d’inventeur, mais perçoit aussi peu à peu, les limites oppressives du collectif auquel il appartient. Avant même l’échec de la Nouvelle Harmonie, dont il ressent durement les conséquences, il lance sa propre expérience et crée le fameux magasin d’échanges de Cincinnati qui va fonctionner sans difficultés pendant trois années complètes.
Le mode de fonctionnement de ce magasin est en complète opposition avec les règles de l’échange capitaliste. Le prix de vente établi pour chaque marchandise inclut le prix d’achat, le plus juste possible, le coût de l’entreposage mais aussi le salaire du vendeur, ce qui est plutôt original. Ce dernier élément est d’ailleurs distinct des autres dans l’affichage. L’acheteur est donc clairement informé de ce qu’il achète. Le système préconisé est complexe et tient compte de la réalité d’une structure sociale au sein de laquelle la relation directe entre producteur et consommateur n’est pas toujours possible, et dans lequel l’intermédiaire, le vendeur, a un rôle à jouer et doit donc être rémunéré. Il ne s’agit pas d’un simple système de troc, adapté à une société essentiellement agraire, mais d’un mécanisme d’échanges économiques parfaitement adapté à une société dans laquelle circulent de nombreux produits. Comme indiqué dans l’introduction, l’acheteur rentre à son tour dans le système en payant avec une monnaie de temps de travail, c’est à dire qu’il s’engage, à terme, à fournir une marchandise ou un service ayant le même coût horaire que le bien dont il vient de faire l’acquisition.
L’arrêt de cette entreprise est de sa propre initiative. Warren considère qu’aucune expérience ne doit durer longtemps pour éviter de s’enliser, de sombrer dans la routine, et pour pouvoir tester sans cesse de nouvelles modalités de fonctionnement. Il est relativement discret sur ses projets, évitant même d’apposer sa signature dans les manifestes qu’il rédige pour chaque nouvelle tentative. Il préfère attendre de voir comment une idée se met en place, avant de faire état d’une quelconque réussite. Une idée est bonne à partir du moment où il est prouvé par les faits qu’elle peut fonctionner. Cette démarche, faite de modestie et de discrétion, explique sans doute en partie l’oubli dont les initiatives multiples de Josiah Warren ont été frappées. Ses tentatives de réformer le mode de fonctionnement de la société sont pourtant nombreuses ! Après l’arrêt du Time store, qui a servi d’exemple à d’autres expériences du même style, notre expérimentateur s’intéresse à l’éducation, et souhaite tester ce système de monnaie de travail dans le domaine éducatif. Il crée donc l’école polytechnique de Spring Hill et adapte son système de billets. Les élèves paient les cours qu’ils reçoivent (six minutes pour un cours de musique collectif de deux heures par exemple) en participant à une quelconque activité de production ou d’entretien… Ce n’est plus seulement des « S.E.L. » que Warren devient le précurseur, mais aussi d’une façon particulière, des fameux « arbres de connaissance » dont on a tant parlé dans les années 1990/2000. Après Spring Hill, Warren fonde Tuscarawas, une communauté autarcique temporaire. Le lieu est tenu secret pour éviter les « touristes ». Le fondateur de la colonie voudrait qu’il y ait suffisamment de participants pour que la micro-société puisse fonctionner correctement. Il voudrait aussi que chaque participant puisse se retirer quand il le souhaite en récupérant son apport en capital. La communauté ne doit pas être une prison. Malheureusement, le lieu choisi pour l’implantation est particulièrement insalubre. La communauté, insuffisante en nombre au départ, est décimée par deux épidémies successives, l’une de malaria, l’autre d’influenza ; l’expérience tourne donc à la catastrophe la seconde année pour des raisons surtout sanitaires. Malgré la faible durée de fonctionnement de la collectivité, certains résultats obtenus, notamment le fonctionnement d’une scierie moderne actionnée par la vapeur, restent néanmoins intéressants.
D’autres réalisations suivent ces premières tentatives : Utopia, les Temps Modernes… Josiah Warren se réinstalle à Boston et donne de nombreuses conférences pour inciter d’autres citoyens à prendre la relève et à marcher sur ses traces… Il décède en 1874 et ses disciples seront nombreux si l’on en juge du nombre de communautés qui se sont créées aux Etats-Unis, y compris au XXème siècle. Comme dirait Oncle Paul, ceci est une autre histoire et si elle vous intéresse, je vous invite grandement à vous pencher sur l’ouvrage de Ronald Creagh, « Laboratoires de l’Utopie, les communautés libertaires aux Etats-Unis », paru dans un premier temps aux éditions Payot, puis repris chez Agone sous le titre « Utopies américaines, expériences libertaires du XIXème siècle à nos jours » . Du même auteur, ne manquez pas non plus « Histoire de l’anarchisme aux Etats-Unis d’Amérique, de 1826 à 1886 » paru aux éditions La Pensée Sauvage il y a fort longtemps (1981), mais que l’on peut trouver assez facilement d’occasion. Je me suis en partie basé sur ces deux ouvrages pour écrire cette chronique. Je reviendrai probablement un jour sur le sujet tant il est vaste à explorer ! Les anglophones peuvent également consulter un site consacré à Josiah Warren, proposant notamment une bio chronologique du personnage, ainsi qu’un certain nombre de textes originaux.
6 Comments so far...
Paul Says:
21 mai 2013 at 18:04.
@ François – Je te remercie de laisser une trace de ton passage et je suis content de savoir que tu es toujours fidèle derrière l’écran. Le silence de beaucoup de lecteurs me pèse un peu… La sensation du chamelier qui avance dans le désert, sans savoir exactement où se trouve l’oasis ! Mais bon, le chameau blatère et le chamelier avance quand même, disait le chef de gare à Vannes.
Olivier Says:
31 mai 2013 at 17:10.
Rassure-toi, Paul, le silence a son explication : tes textes sont tellement de haut-vol qu’on s’en tient à un humble rase-motte.
Paul Says:
31 mai 2013 at 17:51.
@ Olivier – Les bras m’en tombent… J’en reste muet d’émotion… Un jour, j’écrirai la véritable histoire des Nains.
Didier Says:
26 mai 2014 at 18:28.
Bonjour,
j’aimerai rentrer en contact avec vous pour vous parler de mon projet concernant Josiah Warren.
Serait il possible de me contacter par mail ?
Merci pour vos écrits qui sont porteurs d’espoirs !
Didier R.
http://www.didier-reynaud.com
Paul Says:
26 mai 2014 at 18:38.
@ Didier – je vous écris par ailleurs. Merci pour votre intérêt.