8 novembre 2013
L’histoire de Charles Babbage et Ada Lovelace, précurseurs de l’informatique
Posté par Paul dans la catégorie : Histoire locale, nationale, internationale : pages de mémoire; Sciences et techniques dans les temps anciens .
Au début du XIXème siècle, l’Angleterre, en pleine révolution industrielle, a des besoins croissants en matière de calcul. Les tables de navigation, effectuées manuellement, sont parsemées d’erreurs aux conséquences parfois catastrophiques. Les machines industrielles, en cours de réalisation dans le tissage ou dans la sidérurgie nécessitent, de la part de leurs concepteurs, des calculs longs et fastidieux. C’est dans ce contexte d’un besoin de plus en plus pressant de l’industrie que se met au travail l’ingénieur Charles Babbage. Il conçoit les plans de deux machines à calculer complexes : une « machine à différences » et une « machine analytique ». Les deux projets s’avèrent aussi complexes que coûteux à réaliser : depuis les travaux sur les calculateurs de Pascal (la Pascaline) et de Leibniz, au XVIIème siècle, les possibilités technologiques n’ont guère évolué. La « machine à différences » ne va être que partiellement construite, malgré l’aide du gouvernement anglais, et la « machine analytique » restera à l’état de projet. Charles Babbage va recevoir le soutien d’une scientifique de premier ordre, la mathématicienne Ada Lovelace. Cette femme va utiliser son talent et sa fortune pour essayer de promouvoir, puis de prolonger les travaux de l’ingénieur. Elle va être l’une des pionnières de la notion de programmation en informatique, et va rédiger notamment le descriptif de ce que doivent être la structure et le fonctionnement d’une machine à calculer. Nous allons revenir plus en détail sur l’histoire de ces deux personnages et sur l’importance de leurs travaux.
Une remarque cependant, avant de rentrer dans le vif du sujet : Charles Babbage est resté relativement célèbre dans la communauté scientifique bien que, à l’origine, certains aient considérés ses travaux comme plutôt farfelus. Ada Lovelace a été oubliée pendant plus d’un siècle et sa « réhabilitation » est relativement récente. On s’est aperçu alors que les prolongements qu’elle avait donnés aux travaux de son ami étaient tout sauf négligeables. Selon un mouvement de balancier bien connu, correspondant à l’humeur d’une époque, il y a des chances que leur importance ait sans doute été exagérée aussi. Il faut bien contrebalancer la misogynie évidente de certains historiens des sciences !
Charles Babbage est né le 26 décembre 1791 à Londres, dans une riche famille de la bourgeoisie anglaise. Son père travaille dans la finance. Charles fait d’excellentes études à l’école privée Forty Hill puis à la maison avec un professeur privé originaire d’Oxford, et enfin au Trinity college. Son indiscipline sentimentale va mettre un terme à cette ère de prospérité. En 1814 il se marie avec Georgiana Whitmore, alliance que son père n’approuve absolument pas. Il est alors obligé de se débrouiller en grande partie avec ses propres moyens financiers, mais cela ne freine pas ses projets scientifiques dans un premier temps. A 29 ans, il est membre à la fois de la société royale de Londres et de celle d’Edimbourg. Passionné par les mathématiques, les statistiques, l’astronomie, la technologie, il travaille dans de nombreux domaines et invente, entre autres, un pare-buffle pour les locomotives ou un compteur à vitesse particulièrement performant… Il met au point des tableaux statistiques de mortalité pour les assurances et suggère aux postes anglaises d’utiliser un timbre à valeur unique pour le courrier, quelle que soit sa destination (s’il revenait à la vie, il aurait du travail en perspective avec La Poste française…). Il réalise aussi une avancée spectaculaire dans le domaine du décryptage en réussissant à « casser » un système de codage largement employé dans les dépêches secrètes : le code de Vigenère. Il s’intéresse tout particulièrement aux statistiques, aux méthodes avec lesquelles elles sont réalisées et à la recherche de moyens permettant d’éviter un trop grand nombre d’approximations dans les tables de calcul. La mécanisation du processus lui semble être la bonne solution et dès 1819, il se met à dessiner les plans d’une machine capable d’effectuer de tels travaux. Cela fait déjà plusieurs années qu’il rêve de la construire.
Le projet est ambitieux et sa réalisation – partielle – va demander trois années. La taille de la machine à différences de Babbage et sa complexité sont impressionnantes : 2,40 m de haut, 2,10 m de long, une masse de plusieurs tonnes comportant environ 25 000 pièces. A mi-chemin de sa réalisation, la machine a déjà coûté le prix d’une vingtaine de locomotives à vapeur de l’époque. En 1923 il reçoit, pour ses travaux, la médaille d’or de la Royal Astronomical Society. Le gouvernement anglais lui vote une subvention pour qu’il perfectionne sa machine, en lui permettant notamment d’imprimer les résultats. Il n’arrivera pas au terme de cette seconde étape de développement et va abandonner sa première machine à différences en 1842. Entre temps il a eu l’idée d’un autre calculateur, plus perfectionné, la machine analytique. Celle-ci est plus complexe puisqu’elle se divise en cinq parties : un dispositif d’entrée des données, utilisant des cartes perforées, comme le métier à tisser de Jacquard ; un dispositif de contrôle assurant le transfert des données dans une sorte de mémoire stockant les résultats, appelé « magasin » ; un second dispositif de calcul et une imprimante de sortie. On n’est pas loin du schéma d’organisation des premiers ordinateurs !
Jusqu’à une période relativement récente, les historiens de l’informatique pensaient que les plans de Babbage n’étaient en fait pas réalisables avec les moyens techniques de l’époque. Une équipe de chercheurs du musée des Sciences de Londres a finalement réalisé le projet de l’inventeur en 1991. Les premiers essais réalisés ont prouvé que le principe général de fonctionnement du calculateur était parfaitement correct et sa construction possible au XIXème siècle avec les matériaux disponibles. Une seconde machine a été achevée en 2008 : elle a été exposée un temps dans un musée d’histoire de l’informatique en Californie avant de figurer dans une collection privée.
Pour mener à bien son projet, Charles Babbage s’est entouré d’un certain nombre de collaborateurs ainsi que d’une collaboratrice, Ada Lovelace. Le terme d’admiratrice conviendrait mieux pour qualifier leur relation. Voici en quels termes la jeune femme parle des travaux de son ami : « Sa machine tisse des modèles algébriques de la même façon que le métier de Jacquard tisse des fleurs et des feuilles. » Mais qui est donc cette ardente propagandiste ? Ada Lovelace est plus jeune que Charles Babbage, puisqu’elle est née le 10 décembre 1815. Elle est la fille du célèbre poète Lord Byron. Sa mère, Annabella Milbanke, est déjà une passionnée de mathématiques. Le mariage « forcé » du couple est une catastrophe ; un mois après la naissance de leur fille, Lord Byron et Annabella Milbanke se séparent. La mère quitte le poète avec armes et bagages, ainsi qu’avec son enfant. Ada ne reverra jamais son père. Lady Milbanke veille à ce que sa fille reçoive une éducation intellectuelle complète et lui choisit des tuteurs compétents dans le domaine scientifique. En 1832, Ada fait la connaissance d’une éminente chercheuse du XIXème siècle, Mary Sommerville. C’est par l’intermédiaire de celle-ci qu’Ada va rencontrer Babbage. Très vite, les travaux de l’ingénieur la fascinent. Son admiration est si grande qu’elle l’aide dans ses travaux, mais devient aussi l’une des propagandistes les plus acharnées de ses machines. Il est probable que Charles joue, dans l’histoire de la jeune fille, le rôle du père qu’elle n’a jamais eu !
Il est difficile de déterminer la part exacte d’Ada Lovelace dans les recherches pour la mise au point de la machine analytique, mais il est certain qu’elle est importante. Ada Lovelace rédige notamment le premier algorithme destiné à être réalisé par une machine. Elle contribue donc essentiellement à la partie théorique des travaux de son ami. En 1842, paraît dans un journal suisse une description très complète du calculateur de Babbage. Ce texte, rédigé par un mathématicien italien, est publié en français. Ada va se charger d’en assurer la traduction en anglais et va le compléter par de multiples annotations. Pour Ada Lovelace la machine à différences, une fois perfectionnée, pourrait être bien plus qu’un simple calculateur. On lui doit notamment cette idée, plutôt visionnaire : « la machine pourrait composer de manière scientifique et élaborer des morceaux de musique de n’importe quelle longueur ou degré de complexité ». Il semble qu’elle ait l’intuition de ce que permettront, dans le futur, les « machines à calculer » plus élaborées. En ce sens, elle mérite à part entière ce qualificatif de « pionnière de l’informatique » souvent accolé à son nom. Les travaux de Babbage, ainsi que les siens, sont le franchissement d’une étape supplémentaire dans le long chemin qui va conduire à la mise au point de l’informatique, puis de la micro informatique au siècle dernier. Il manquait aux deux savants anglais l’apport considérable que vont représenter, dans ce domaine, la connaissance des phénomènes électriques puis la découverte de l’électronique…
Lady Lovelace disparait le 27 novembre 1852 à Londres. Elle n’est âgée que de 37 ans. Ses grossesses répétées (elle a eu trois enfants) viennent à bout de sa santé fragile et les saignées à répétition des chirurgiens n’ont pas contribué à soigner le cancer de l’utérus qui est à l’origine de sa mort. Son enthousiasme pour les travaux de Charles Babbage a contribué à sa ruine économique. Pour financer les recherches de son ami, et compenser le fait que ni les banquiers ni le gouvernement ne veulent plus courir le risque d’investir sur un projet qui leur paraît chimérique, elle n’a pas hésité à jouer sa fortune sur les champs de course. Ses talents mathématiques n’ont pas suffi à combattre les lois implacables du hasard. Son maître à penser et ami est plus chanceux qu’elle et va lui survivre de longues années. Il meurt en octobre 1871 dans sa quatre-vingtième année. Le prénom de Lady Lovelace, sera donné à l’un des premiers langages informatiques utilisé par les universitaires : ADA ; il s’agit là d’un hommage bien mérité. La jeune femme retrouve peu à peu la place qui doit être la sienne dans l’histoire des sciences. Le langage Ada, bien qu’il soit ancien, intéresse encore de nombreux programmeurs.
NDA – auto-pillage : cette chronique est un plagiat honteux d’un texte beaucoup plus conséquent que j’ai publié dans des temps anciens dans le cadre de la collection Périscope des Presses de l’Ecole Moderne Française (PEMF) sous le titre « histoire de l’informatique ». Cet ouvrage est épuisé ; les PEMF ont disparu du paysage de l’édition mais l’ouvrage se trouve encore dans certaines bibliothèques. Que l’auteur me pardonne les quelques corrections et mises à jour que je me suis permises !
Autres sources d’information : Wikipedia et bibmath.net. Illustrations provenant de Wikicommons. L’image n°4 représente une partie de la machine originelle de Babbage. La copie réalisée dans les années 2000 est représentée sur la photo n°6. La dernière illustration est une gravure du XIXème siècle : elle permet de se faire une idée de la complexité des empilements de rouages !
8 Comments so far...
fred Says:
8 novembre 2013 at 15:11.
Chronique ô combien passionnante ! Autant j’avais entendu parler de Babbage, autant cette charmante Ada Lovelace m’était inconnue ! (même si son nom fait un peu porno star). Je suis sous le charme d’Ada ! Mazette ! Quelle beauté !
Patrick MIGNARD Says:
8 novembre 2013 at 17:04.
Je connais beaucoup de personnes qui vont être intéressées !… Je fais suivre !
lediazec Says:
8 novembre 2013 at 18:51.
J’ai lu cet article comme on lit une nouvelle. Découverte magnifique en ce qui me concerne.
babelouest Says:
9 novembre 2013 at 08:24.
Petite contribution : j’en ai beaucoup entendu parler il y a quelques années, le langage qui porte le nom d’Ada a été mis au point par l’équipe française de Jean Ichbiah, sur un appel d’offre du DoD (Department of Defense) étatsunien qui l’adopta pour ses travaux informatiques complexes.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ada_%28langage%29
Pour ce que j’en ai compris, à la différence par exemple du C le langage Ada est très rigoureux et en quelque sorte s’autocontrôle. Comme il s’agissait de créer entre autres les programmes de contrôle des vecteurs nucléaires, ce détail n’était pas sans intérêt….
Paul Says:
9 novembre 2013 at 08:31.
@ babelouest – Merci pour ces précisions qui sont les bienvenues ! Et merci pour tous vos commentaires positifs.
François Says:
10 novembre 2013 at 15:43.
Merci pour cette chronique historique. Ces deux personnages apparaissent dans un certain nombre de romans de SF, notamment dans la veine steampunk. Pour n’en citer qu’un parmi, The Difference Engine de William Gibson et Bruce Sterling.
Lavande Says:
11 novembre 2013 at 15:28.
Vraiment ravissante cette charmante matheuse.
Lavande Says:
11 novembre 2016 at 21:53.
Pauvre Ada si elle savait:
« Rien n’avait été laissé au hasard pour fêter la victoire le 8 novembre à New York. L’équipe de la candidate démocrate à la Maison Blanche avait invité dans la journée des journalistes à admirer l’algorithme développé pour sa campagne, un programme appelé « Ada » – du nom d’une mathématicienne du XIXe siècle – hautement sophistiqué, alimenté de milliers de sondages et de données, et qui décidait de tout : où déployer les ressources et les publicités, où envoyer JayZ et Beyoncé, et même Hillary Clinton elle-même. »
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/hillary-clinton/article/2016/11/11/les-democrates-americains-en-plein-doute_5029426_4853673.html#cvUbKpIrZ6HYv8Lo.99